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15 ans de l’Eurométropole Lille-Kortrijk-Tournai: «L’important pour nous, aujourd’hui, c’est la proximité»

Par Karel Cambien, traduit par Olivier Vanwersch-Cot
26 avril 2024 9 min. temps de lecture

L’Eurométropole Lille-Kortrijk-Tournai a été fondée en 2008. Il s’agissait du premier organisme régi par le droit européen instituant les GETC (Groupement européen de coopération territoriale). Sa création visait à stimuler la coopération transfrontalière dans divers secteurs productifs et décisionnels, en particulier en matière économique. Qu’est-il advenu de ces promesses et déclarations ambitieuses? Nous avons posé la question à Loïc Delhuvenne, directeur de l’Eurométropole depuis 2016.

L’enthousiasme des années écoulées et l’optimisme des pionniers (le Français Pierre Mauroy, le Flamand Stefaan De Clerck et le Wallon Rudy Demotte) semblent être retombés. L’Eurométropole n’a-t-elle pas besoin d’une nouvelle génération de responsables politiques?

«Oui et non. Je rappelle que Stefaan De Clerck et Rudy Demotte sont aujourd’hui encore très actifs. Martine Aubry préside en outre le Groupement jusqu’à la fin de l’année, conformément au principe de rotation de la présidence en vigueur depuis sa fondation. Nous nous réjouissons également du très fort engagement déployé par une personnalité politique telle que Jean de Bethune.»

«Nous travaillons actuellement avec un réseau de décideurs actifs aux différents niveaux de l’appareil administratif: les maires et bourgmestres des communes, les présidents des intercommunalités, les députés, etc. Pierre Mauroy a bien sûr été le grand inspirateur et président-fondateur de l’Eurométropole. Il avait en vue un objectif important: renforcer le rayonnement et la situation stratégique de Lille au moyen de grands projets, tels que l’implantation d’une nouvelle gare ferroviaire au carrefour de Bruxelles, Londres et Paris. La possibilité de réaliser ces ambitions dans le cadre d’un projet transfrontalier renforçait leur crédibilité. Au fil des années, l’Eurométropole s’est néanmoins désengagée de ces grands dossiers.»

«Aujourd’hui, l’important à nos yeux, c’est plutôt la proximité, l’établissement de liens entre les collectivités locales (155 villes et communes sont concernées), mais aussi entre les citoyens pour qui ces contacts peuvent être très précieux. Pour atteindre cet objectif, nous devons essayer de gommer les frontières le plus possible. Autrefois, les maires et bourgmestres des trois districts se tournaient le dos: ils se connaissaient à peine. Grâce à l’Eurométropole, les choses ont changé, ce dont les édiles nous sont reconnaissants. Cette interaction a engendré de nombreuses coopérations dans différents domaines. Je pense à des initiatives concernant la qualité de l’air, l’environnement et l’administration, mais aussi au Parc bleu dont la piste cyclable Carré bleu relie intégralement Kortrijk, Lille et Tournai à travers un parcours de 90 kilomètres aménagé le long des cours d’eau de l’Eurométropole. Les citoyens ne peuvent que s’en réjouir.»

Les citoyens de la société civile disposent de leur propre plate-forme avec le Forum de l’Eurométropole. Pourtant, même parmi ses membres, le découragement est immense. Ce qui n’empêche pas que de nombreux responsables estiment que les impulsions doivent venir plus souvent de la base.

«Le Forum fait entendre la voix de la société civile organisée, et il existe toujours. L’idée du Carré bleu est d’ailleurs venue de cet organisme de concertation. C’est également lui qui a incubé la «carte subjective», un atlas alternatif recensant une soixantaine de projets concrets. Cette carte nous apprend que les citoyens traversent la frontière pour trois raisons: pour se détendre (par exemple, pour faire du shopping), pour assister à des événements culturels ou bien pour satisfaire à des impératifs économiques (cas des employés travaillant dans un pays différent du leur). Force est de constater que nombre de propositions concrètes provenant du Forum arrivent encore sur nos bureaux.»

En avez-vous reçu sur les célèbres trains de la lenteur reliant Courtrai, Lille et Tournai? Ce dossier, qui date de quinze ans, n’a pas avancé d’un pouce. Comment rester crédible dans ces conditions?

«Nous ne pouvons pas intervenir directement auprès des deux compagnies ferroviaires. En revanche, il y a des choses que nous pouvons faire et que nous ne manquons pas de faire: les mettre systématiquement en contact et organiser une concertation structurelle avec les partenaires de la mobilité. Le dernier mot appartient aux deux compagnies. Elles raisonnent en termes de rentabilité économique.»

On peut se demander si les liaisons ferroviaires sont aussi mauvaises qu’on a coutume de le dire. L’Eurométropole n’en continue pas moins à faire pression en coulisse

«On peut d’ailleurs se demander si les liaisons ferroviaires sont aussi mauvaises qu’on a coutume de le dire. Faites l’expérience: prenez le train de Courtrai à Lille pendant les heures de pointe et effectuez le même trajet en voiture. Je peux vous assurer que le train sort gagnant de la course. Mais le problème vient peut-être aussi de la saturation de notre réseau routier. L’Eurométropole n’en continue pas moins à faire pression en coulisse, notamment sur les tarifs. Nous avons obtenu des succès dans ce domaine.»

«Je reconnais que nous enregistrons des résultats plus rapides et plus importants dans le domaine des mobilités douces, par exemple en ce qui concerne le réseau de pistes cyclables. Nous avons dressé l’an dernier un vaste inventaire des chaînons manquants et nous traitons aujourd’hui les lacunes une par une avec les communes frontalières.»

Manque de visibilité

On reproche souvent à l’Eurométropole, non sans raison, de manquer de visibilité et de trop peu communiquer avec le monde extérieur. Demandez aux gens sur le marché de Courtrai en quoi consiste l’action de l’Eurométropole, beaucoup ne sauront pas vous répondre.

«L’épidémie de COVID a amené de nombreux citoyens à découvrir et à apprécier la nature de nos activités. Nous avons alors quantitativement et qualitativement bien communiqué sur les obligations et les interdits en vigueur dans l’ensemble de la région. Nous continuons d’ailleurs à le faire, même après la fin du confinement, en particulier sur les réseaux sociaux. Nous espérons que le dossier Interreg concernant un nouveau projet de télévision se concrétisera. Potentiellement, celui-ci permettrait de toucher deux millions d’habitants.»

«Les choses bougent aussi beaucoup sur le plan culturel et économique. Nous venons ainsi de publier un guide contenant toutes les informations susceptibles d’intéresser les travailleurs transfrontaliers français et belges.»

«La bonne nouvelle est que toutes les régions ont manifestement accru leur rayonnement. En France, Lille est considérée comme un poids lourd; en Belgique, la Flandre-Occidentale et la Wallonie picarde profitent toutes les deux du statut que l’Eurométropole leur a procuré. On l’oublie souvent, mais l’Eurométropole est avant tout un organisme facilitateur, un instrument de travail si l’on préfère. Il ne fait aucun doute qu’elle doive continuer son action. Je me plais parfois à la comparer aux Nations unies: une institution dont la communauté internationale ne peut pas se passer.»

Pierre Mauroy disait toujours: nous avons besoin de dossiers emblématiques, de «projets concrets qui touchent le citoyen». Or de nombreux liens culturels ont été coupés. Le festival culturel Lille 3000 a été organisé par la Ville de Lille et la plateforme de coopération entre les chambres de commerce Euro 6 a cessé d’exister depuis belle lurette…

«Nous avons de nombreux échanges dans toutes sortes de domaines, mais peut-être pas au niveau visé par Mauroy. L’Eurométropole rend malgré tout de grands services à l’idéal et aux objectifs européens. La visite guidée que nous avons récemment organisée a tout de suite affiché complet. L’Eurométropole continue d’être un important laboratoire au sein de l’Union européenne. Il existe dans l’Union environ 90 eurométropoles actives aux frontières de divers pays. N’est-ce pas une preuve de leur utilité et de leur droit à l’existence?»

L’Eurométropole travaille dans l’ombre pour faire bouger les choses

«Il reste néanmoins beaucoup à faire. Pourquoi? En raison d’un vide juridique. Le manque d’uniformité est endémique. Il suffit de penser à l’absence de reconnaissance des diplômes d’un pays à l’autre. Autre exemple: les ceintures de sécurité dans les bus. En France, elles sont obligatoires; en Belgique, non. L’Eurométropole travaille dans l’ombre pour faire bouger les choses. Mais c’est loin d’être facile.»

Si je vous demande de désigner un dossier emblématique, à quoi pensez-vous?

«Le sujet qui me vient immédiatement à l’esprit concerne la numérisation. Imaginons que le campus lillois Euratechnologies, l’incubateur courtraisien Hangar K et son homologue tournaisien Eurometropolitan e-Campus unissent leurs forces pour stimuler la création d’applications numériques. N’y aurait-il pas de quoi se réjouir? Le Parc bleu constitue un projet qui rend l’Eurométropole très concrète pour les citoyens. Alors que la liaison entre les régions passe habituellement par l’autoroute, nous mettons en avant la voie longeant les cours d’eau.»

Ne rêvez-vous pas d’un poste frontière emblématique Rekkem-Ferrain? Tout le monde l’attend depuis des décennies. On peut difficilement imaginer un projet commun symboliquement aussi fort, pourtant il ne se passe rien. Pierre Mauroy avait en son temps écarté l’idée d’un pavillon européen des langues. N’est-ce pas dommage quand on sait que 100 000 conducteurs passent quotidiennement la frontière?

«J’en rêve moi aussi. Cela permettrait de montrer la richesse de la région. Je pense à une étape qui vaille vraiment la peine, ou à un véritable musée. Soit dit entre parenthèses: le poste frontière de Camphin-Lamain entre la France et la Wallonie picarde est lui aussi complètement à l’abandon.»

«Mais nous pourrions aussi bien valoriser les gares de notre région frontalière pour en faire des lieux emblématiques de rencontre. Ainsi d’ailleurs que les pistes cyclables traversant notre territoire. Le poste Rekkem-Ferrain, accessible uniquement en voiture, a une position périphérique. Nous devrions repenser l’idée d’espace de rencontre transfrontalier sur la base des conceptions actuelles.»

Fidélité au programme originel

Comment décririez-vous la stratégie de base de l’Eurométropole en 2024?

«La plupart des défis d’il y a quinze ans demeurent fondamentalement les mêmes: nous devons arriver à annuler l’impact de la frontière dans des domaines tels que le marché du travail, la mobilité, l’aménagement du territoire, etc.»

«D’autre part, nous devons renouveler et reprofiler le rôle moteur de l’Eurométropole. Son autorité est beaucoup plus partagée qu’autrefois, ce qui renforce son caractère démocratique, mais diminue sa visibilité. Nous devons donner à notre action plus de publicité. Nous avons de nombreux politiciens qui prennent des responsabilités, et nous devons mieux le faire savoir.»

«Certains défis réclament plus d’attention qu’autrefois. Parmi les thèmes à retenir, citons la pénurie d’eau, les inondations et les besoins en matière de cohésion sociale et de lutte contre les inégalités, qui existent aussi au sein de l’Eurométropole. N’oublions pas la généralisation de la numérisation, porteuse à la fois de risques et de progrès. Mentionnons aussi, bien sûr, le programme Parc bleu, ce grand projet d’espace vert dont l’Eurométropole entend exploiter toutes les opportunités de développement social, culturel, touristique et économique.»

Votre prédécesseur Stef Vande Meulebroucke estime que le concept d’Eurométropole a échappé à l’Europe par sa propre faute. Qu’en pensez-vous?

«Je suis en grande partie d’accord avec lui. L’Europe peut distribuer des subventions dans le cadre du programme Interreg, mais les bénéficiaires en sont les partenaires concernés (autrement dit, les déposants du projet) et pas l’Eurométropole. On pourrait comparer ce système aux options disponibles dans une voiture. Le choix de les installer revient à l’automobiliste et à lui seul. Eh oui, voilà l’état de dépendance dans lequel nous nous trouvons!»

Intérêt ou désintérêt?

Côté français, la souveraineté nationale ralentit souvent les processus, tandis que Bruxelles et la Flandre font montre d’un désintérêt presque absolu. Combien de ministres-présidents flamands ont-ils pris la peine de venir sur place pour évaluer le fonctionnement de l’institution?

«Je ne suis pas d’accord. Paris est intéressé et le montre. À Lille, le diplomate Philippe Voiry s’occupe exclusivement du suivi de notre région frontalière. Il existe en outre suffisamment d’accords de coopération et de projets de cofinancement entre la Flandre, la France et la Wallonie. Et je tiens à rappeler qu’en Belgique, la Flandre et la Wallonie font aussi partie de nos partenaires financiers.»

Peut-être Bruno Bonduelle avait-il raison en affirmant lors de la fondation de l’Eurométropole: «Il faut trente ans pour se faire un nom.»

«En effet. L’Eurométropole affiche quinze années au compteur. Elle a donc encore besoin de temps pour atteindre la maturité et se faire reconnaître. Mais j’aimerais rappeler les mots jadis prononcés par Jacques Delors: «Il faut faire briller au quotidien les étoiles du drapeau européen.» Autrement dit -en termes cyclistes-, l’Eurométropole se doit de lever la tête du guidon.»

Karel Cambien

Karel Cambien

journaliste et auteur, affilié à Roularta Media Group

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